Autobiographie:
EMPORTÉ PAR LE COURANT
101 Rue Mayrand
Quand je suis né à Valleyfield, c'est que mon père y était en poste pour l'ONF. Il couvrait tout le territoire du sud-ouest du Québec, charriant dans le coffre de sa voiture des bobines de films de village en village. Son frère Raymond y vivait déjà, et c'est lui qui lui a fait connaître l'Ordre de Jacques-Cartier. La route allait servir grandement à mon père comme messager de l'OJC. Ma mère, seule toute la semaine, y avait des cousines, filles du juge Maurice Fortin. Ils louaient un petit appartement dans Bellerive. Je n'en ai pas de souvenir, sinon ce qu'on m'en a dit. Que j'étais blond frisé, qu'on me disait beau comme une fille et que le bruit des régates au bout de la rue m'aurait fait grande impression.
La rue Mayrand, à Saint-Jean, c'est là ou mes parents ont loué vers 1953 un modeste appartement au deuxième d'un quadruplex qui sentait l'huile à chauffage. Le quartier était nouveau, à peine pavé. En face, au coin de la rue, de grosses machines Bucyrus Erie creusaient la terre pour y enfouir les réservoirs d'une nouvelle station-service. Fasciné par ces monstres de métal, je passais des heures accroupi autour du trou à les observer, tant et si bien que je ne pus me retenir de laisser sortir un gros besoin dans mon short. Je suis remonté à la maison bien piteux, mais ma mère ne m'a rien dit, car j'étais propre depuis l'âge de 10 mois, comme elle répétait fièrement à tout le monde.
Un autre souvenir de fond de culotte, celui de ce médecin qu'on fit venir à la maison pour me dilater le prépuce sans prévenir et sans anesthésie. J'ai trouvé ça d'une grande violence, mais j'ai cessé de faire des petites infections à répétition.
Les gros bruits sourds m'affolaient: la grosse caisse de la fanfare, la grosse locomotive à vapeur qu'on pouvait croiser deux fois en allant chez ma grand-mère ou au supermarché, et surtout les feux d'artifice au stade de baseball tout près. Aux feux de la Saint-Jean, je crois que j'étais déjà au lit quand les grosses bombes lumineuses ont commencé à tonner. Mes parents étaient au balcon pour voir ça, mais moi je suis allé me barricader à clé dans la salle de bain. Ils m'ont supplié d'ouvrir, mais en vain, et il a fallu démonter la serrure pour me faire sortir.
Avec déjà trois enfants, on n'est pas restés longtemps. Un autre contact de mon père, un certain Zac Morin, lui a loué le bungalow presque neuf de la rue Saint-Henri, une vraie maison, avec une grande pelouse autour. On croyait y rester pour toujours.
Rue Saint-Henri
Ma carrière de technicien a commencé tôt: vers l'âge de 6 ans, je démontais le réveil-matin Big Ben et le poste de radio Marconi pour voir comment ça marchait. Je faisais le désespoir de ma mère, n'ayant jamais réussi à remettre ces appareils en bon état de marche. Dans la chambre d'à côté, mon père était reclus dans l'obscurité, bourré au librium. Aujourd'hui, j'attribue ça à une crise religieuse reliée à son adhésion à l'Ordre de Jacques-Cartier. À une époque il aurait voulu être curé, mais il n'avait pas fait le cours Classique, obligé d'aider son père dans le commerce. À ce moment, membre éminent de l'OJC, les curés lui devaient le respect, mais devaient le mépriser en même temps.
Bien avant ça déjà, avait commencé ma carrière de curieux du sexe. Je n'avais sans doute que 4 ans, je faisais asseoir sur mes genoux la petite voisine de mon âge Marie Marin, pour la tripoter un peu. Je ne comprenais pas le sexe des filles, et elle gardait les jambes serrées, alors je n'en sus pas plus ce jour-là.
Je me souviens aussi des fesses de ma cousine Isabelle que nous avions examinées, trois frères que nous étions. Nos parents nous laissaient jouer sans se soucier de rien. Étrange époque.
Encore plus tôt, vers 4 ans, je me réveillais d'une sieste dans l'après-midi avec une délicieuse érection, que j'admirais dans le miroir, ne sachant pas du tout à quoi ça servait. Ce n'est pas à ma mère qu'il fallait demander des éclaircissements, elle avait trop de pudeur. "Lavez bien votre petit sac", qu'elle disait seulement. J'ai entendu le mot pénis, je devais avoir 15 ans.
Dès l'âge de trois ans, grâce à ma grand-mère maternelle Germaine et à sa soeur Tante Alice ainsi qu'à sa fille Tante Jeanne, ma marraine, je savais lire, écrire, compter, dire l'heure et attacher mes souliers. Me faire raconter la même histoire plus d'une fois me paraissait insupportable. "Tourne la page, grand-maman, on s'ennuie." Petit fatigant. On me branchait alors sur les huit gros albums de l'Encyclopédie de la Jeunesse. Tous les contes de Perrault avec les gravures de Gustave Doré, personnages et mappemondes, phénomènes physiques et chimiques… J'en avais pour des heures à ne plus déranger.
Déménagés rue Saint-Henri, ma mère m'envoya trois heures par jour à la maternelle domestique de madame Desmarais, dans la rue voisine. C'était bien. J'y fis la connaissance de son fils Mario, presque deux ans de plus que moi, et qui reviendra plus tard dans ma vie.
À mes quatre ans, je partais plus loin pour la maternelle plein-temps de madame Bissonnette, située entre l'école primaire et l'église, au-dessus de la Caisse populaire, une marche d'un ou deux kilomètres; on avait demandé à Claude Marin, la grande soeur de Marie, de m'accompagner pour ne pas que je me perde en chemin. Pour la "remercier", j'insistais pour lui donner deux baisers sur les joues. Entouré de morons de cinq ans, j'entendais souvent la maîtresse dire: "Répondez… tous sauf Robert", (qui le sait déjà). Mi-flatté, mi-agacé, elle me faisait apprendre des chansons (Quand j'étais chez mon père, apprenti pastouriau), des poèmes, ranger les articles de classe.
Il fallait passer devant le marché IGA pour se rendre à l'école, et en revenir le soir. Vers le mois d'avril, sur le trottoir devant, apparaissait un enclos de bois solide avec un petit veau! Il était là pour engraisser. On lui offrait du foin, on lui flattait le museau, on ignorait qu'à Pâques on allait l'abattre pour donner la viande à une famille gagnante de la loterie. C'était dans l'ordre des choses. J'avais déjà vu ma grand-mère acheter des poules vivantes au marché et les plumer elle-même ensuite, Je comprenais le circuit.
Au sous-sol de la maison, mon père avait un atelier pour les petits travaux. Un jour, voulant l'imiter je me suis mis en frais de scier une planche, appuyé sur une marche basse de l'escalier. J'avais fait un beau trait, ma main retenait la planche, le pouce bien droit, et zing! la scie a coupé le doigt de l'ongle jusqu'à l'os. Ça me fait encore froid dans le dos.
Un menuisier qui faisait des travaux chez nous utilisait ce coin-atelier, et je l'observais avec attention, mon pouce enveloppé dans une catin sale. Mon père discutait avec lui et disait son nom, Aldéï par ci et Aldéï par là. Moi, à un moment je dis, "Aldéï, je peux planter des clous avec le marteau?". Pas le temps de finir ma phrase, patacrac! je reçois la gifle au visage la plus violente que mon père avait pu lancer. "Petit impoli, me sert-il, pour toi c'est Monsieur Marcoux qu'il faut dire." Gêne, criquets, larmes refoulées, j'avais 4 ans, merde.. À partir de ce jour, je sus que je devais rester à une distance raisonnable des sautes d'humeur de mon père.
Il m'a amené au garage une fois pour faire poser les pneus d'hiver. Je crois qu'il adorait l'odeur du caoutchouc et du pétrole, et le bruit des gros outils métalliques. Il avait été élevé devant le concessionnaire Chevrolet-Oldsmobile-Cadillac de Saint-Rémi, et gardait une affection particulière pour les mécaniciens et les autos. En me voyant, l'un d'eux s'exclama: "Ouais, il est en bonne santé, ce garçon-là!". Je savais déjà que ça voulait dire que j'étais trop grassouillet, et ça m'humiliait. Je suis sûr que mon père aussi en souffrait, mais il ne désespérait pas de faire un homme de moi. Ces hommes graisseux avaient toujours la cigarette au bec en travaillant, comme ma Tante Alice pendant qu'elle changeait nos couches, jusqu'à ce que la longue cendre tremblante finisse par nous tomber sur les fesses. Mon père aussi fumait à l'excès, plissant les yeux et penchant la tête pour éviter la brûlure de la fumée. J'ai très tôt tout détesté du tabac brûlé, sauf à vrai dire, l'odeur du tabac frais dans le carton, et aussi la première "poffe" que mon père allumait dans l'auto en conduisant. Puis, il s'affalait contre la portière et conduisant d'une main, savourant les courbes et les vagues de la route, calme comme un cowboy dans les champs. C'est ainsi qu'il passait ses semaines à distribuer des films.
Ma mère m'a pris à la sortie de la maternelle une fois pour aller chez le barbier. Un salon au rez-de-chaussée d'une belle maison à balcon arrondi, et à colonnes blanches, dont l'une supportait le cylindre bleu-blanc -rouge en spirale de tous les barbiers. Je me sentais tout petit dans la grande salle, le crachoir dans un coin attirant tout de suite mon attention. J'avais peur qu'il se renverse et je plaignais la personne chargée de le vider. Je fus présenté par ma mère, et invité à escalader le fauteuil articulé en métal coussiné de cuir rouge. Le gros monsieur à tablier de boucher y posa un tabouret pour la hauteur, et comme d'un seul mouvement magique, me souleva pour m'y asseoir et me couvrit d'un grand voile ajusté autour du cou. Je n'avais plus de bras, et je remarquai au sol les découpures de cheveux de toutes les couleurs. Les miens étaient frisés et abondants, insoumis. Il m'aspergea d'eau parfumée, et frictionna un peu ma tête ballottante pour assouplir les cheveux. J'étais déjà subjugué par son pouvoir. Ses ciseaux virevoletaient clip-clip (les anglais disent snip-snip), et rejoignaient les autres au sol. Certaines boucles restaient collées à ma chasuble et j'en étais fasciné. On ne voit pas ses cheveux quand on est petit, n'est-ce pas? Le délicieux chatouillis des doigts dans la nuque ne cessait de m'enchanter, je fermais les yeux pour le ressentir mieux. Plus tard ce fut le gratouillis du clipper à ressort, plus doux que les vibrateurs électriques modernes. et une lotion verte parfumée, un peu de poudre pour finir… Un rêve trop vite évanoui.
Ma mère annonça que je reviendrais tout seul chaque mois avec l'argent nécessaire. Tout le monde était satisfait. Ma mère connaissait le quartier, car elle y avait grandi. À deux portes plus loin, plus loin que je n'avais jamais été, on poussa la porte de la charcuterie polonaise, accueillis par l'envoûtante odeur des saucissons fumés à l'ail. Je sus alors d'où venaient les grands plateaux que ma mère présentait aux soirées chaudes d'été, à côté d'un autre plateau plus grand de crudités, tomates, concombres, radis… Cette coutume me poursuit encore après trois-quarts de siècle.
Autres flashes avec ma mère: ma première visite chez le dentiste, un cabinet rustique et ancien, une fraiseuse à pédale tout à fait horriblifique, et cette torture pour me retirer deux caries. En sortant, ma mère m'a offert le premier album Tintin de la famille, et la tradition a continué avec tous mes frères jusqu'à constituer la collection complète. Avant ça on allait se faire vacciner à L'Unité sanitaire, près des grosses locomotives à vapeur et du supermarché SPOT. Géographiquement parlant, je n'avais donc que trois ans. L'époque où nous avions attrapé le petit Pierre, assis dans le corridor de la rue Mayrand, le pot entre les jambes, les deux mains dans son tas chaud. Ma pauvre mère… Ça fera plaisir à Pierre que je raconte ça.
Parmi les beaux souvenirs d'été, des journées passées chez grand-mère Germaine, sur l'immense terrain gazonné, avec un grand cercle de fleurs. C'était au bord du Richelieu, mais malheureusement, la route nous coupait le passage, et le trafic était parfois bruyant. La maison de brique brune ayant perdu son beau balcon arrondi qu'on voyait sur les photos anciennes, avait juste l'air d'un bloc dans un quart du terrain, près de la route. Heureusement, le quart adjacent n'avait jamais été vendu pour construction, et trois épinettes bleues du Colorado l'occupaient, 75 pieds de haut, et les branches basses grandes comme des yourtes, ou les rouge-gorge pondaient leurs oeufs bleus si fragiles (ploutch!).
Le quart arrière commençait avec un saule pleureur tellement énorme que vous ne me croirez pas. Au moins cent pieds de haut, et un tronc que tous nos bras d'enfants réunis ne pouvaient pas encercler. Un jour, il fallut bien le protéger contre lui-même, et il fut rabattu à trente pieds, sans branches. Il n'avait plus l'air de rien, le pauvre. Dans le coin extrême de son côté, un grand hangar de bois qu'on appelait le garage. On allait demander la clé du cadenas maintenant la double porte, et on entrait dans une brocante d'anciens meubles, de chaises accrochées à la poutre, de skis et raquettes anciennes, des bâtons de golf de l'oncle Georges. Ça sentait fort le vieux bois sec et la paille, mais ça sentait quand même propre. L'objet qui nous plaisait le plus était une grosse balançoire suspendue au linteau de la porte. En balançant, nous passions de l'ombre à la lumière, du frais au chaud, des cris aux rires. Nous pouvions aussi emprunter une brouette en forme de lapin, un landeau de poupée en osier, des trésors redécouverts chaque année avec bonheur.
Le dernier quartier, aveuglé par la tôle du garage du voisin, était bordé là de gros plants de rhubarbe, qu'on nous servait en bâton frais à tremper dans un bol de sucre. À quatre-vingt-dix degrés, un rang de groseilliers piquants servait de clôture. Au moment de la sieste, on nous approchait des chaises longues bien coussinées, et on dormait malgré les abeilles venues polliniser les fleurs de groseilliers. Il y aurait en juillet des fruits rouges et des blancs-verts. Le goût n'était pas fameux, mais je crois que ma grand-mère s'en faisait des confitures à son goût. Tante Jeanne a tenté un potager dans ce secteur une fois ou deux, mais l'ombre du saule géant et l'appétit vorace des écureuils et des limaces l'ont privée de son bénéfice.
L'intérieur de la maison, construite vers 1900, c'était un autre monde. On entrait par un petit hall latéral, devant le bel escalier en bois doré, en coude au-dessus d'un petit secrétaire pour le téléphone et un encensoir en forme de dragon. Sur le mur de gauche, une grande bibliothèque vitrée de notaire. Sur la droite, on contournait un meuble droit. Un abattant dévoilait un poste de radio des années 30. Sur le dessus, un phonographe à manivelle avec l'image du chien RCA Victor, La Voix de son Maître. De là on avait le choix entre les deux pièces nobles du rez-de-chaussée. Un salon bourgeois élégant avec bay-window, mais bloqué par un sofa trois places arrondi. Un gros fauteuil de velours avec une lampe de lecture sur pied en fer forgé, Deux autres bibliothèques vitrées au mur, remplies à craquer de livres d'histoire ou de loi. Une causeuse en bois sculpté bloquait la porte d'arche vers la salle à manger. Sur le dernier mur, un beau divan ancien en satin vert et bois sculpté surmonté d'un miroir ovale flanqué de deux chandeliers en forme de cobra sinueux. Dans un recoin, un curio de bois dentelé tout noir, en pointe et arrondi sur le devant avec deux portes ajourées entoilées, recelait nombre de statuettes, porcelaines, bronzes, etc. Le centre de la pièce était comblé d'une table réduite rectangulaire de bois sculpté de volutes, et dont les pattes de lion étaient réunies par une espèce de cylindre surmonté par une toque d'Aladin en forme de clocher bulbe d'oignon. Bébés, nous étions irrésistiblement attirés à sucer ce pic, et je frémis encore à la pensée qu'un frère ou un cousin malin aurait pu nous y enfoncer la bouche, et le palais, et la gorge. Parents inconscients!
Une photo au mur rappelait la visite en train en 1949 du roi d'Angleterre, et ce que je décris confirme qu'on aurait pu s'y croire. L'impression se confirmait dans la salle à manger par une table interminable et large, pouvant accueillir 14 personnes avec ses rallonges. Au mur, un noble buffet vernis avec miroir et tourrettes recelait tous les couverts pour les cérémonies officielles et obligatoires du Nouvel An et de Pâques. À l'arrière de tout cela, paraissant faire partie d'une extension modeste à la maison principale, on accédait à la modeste cuisine.
Une pièce basse avec une cuisinière ancienne, un réfrigérateur neuf, une table pour quatre à revêtement métallique, une laveuse à linge tonneau avec tordeur menaçant et un grand évier bas de porcelaine. Un coin important de la pièce était occupé par une dépense qui gelait l'hiver. C'est dire qu'il restait bien peu d'espace pour circuler, et pourtant, on y préparait des festins incroyables pendant des jours à l'avance. Tourtières et beignes qui pouvaient se congeler dehors, biscuits et tartes qui pouvaient se conserver, confitures, aspics verts et rouges,, gâteaux blancs, chocolat, ou aux fruits, oeufs cuits durs, salades, ragoût de boulettes, bouillon de poulet, et le dernier jour, toute la journée, la farce pour la dinde que ma grand-mère dorloter au four toute la journée. La maison embaumait à notre arrivée en famille.. Nous retrouvions nos cousins de Québec, Oncle Georges, longtemps célibataire (Moi mes enfants ne seront pas des braillards!), puis avec sa noble épouse Gloria Somlyo, pensez Sophia Loren, et puis successivement leurs trois filles bien braillardes à leur tour.
Oncle Georges faisait une distribution de cadeaux extravagante à Noël. Je ne sais plus à quel âge mon frère Pierre avait reçu en cadeau une belle guitare Mickey Mouse. Quelques minutes plus tard, il nous gratifia de sa composition instantanée: Sur le Navire… Génie des mots, il deviendra plus tard un musicien-compositeur extraordinaire, carrière qu'il étouffera au but de la vingtaine pour des questions d'idéologie gauchiste bien discutables.
Derrière la cuisine un large appentis de bois servait de congélateur l'hiver, tandis que c'était notre sortie par des portes battantes à moustiquaire pour sortir jouer dans la cour, ou apporter des limonades. Dans ce réduit encombré, on trouvait de tout, boîtes à chapeaux, feuilles de musique, jouets religieux. Le dix-neuvième siècle s'attardait ici.
Est-ce le temps d'expliquer que cette maison avait une histoire spéciale? Ce n'était pas celle de ma grand-mère en vrai. Elle et sa soeur Alice Archambault avaient épousé deux frères Fortin, Jean mon grand-père, et Georges mon grand-oncle. Georges était avocat de formation et fut maire de la ville de Saint-Jean de 1939 à 1942, moment de sa mort. Il avait vécu dans cette maison de noble avec Alice, mais ils n'eurent pas d'enfants. Quand ma grand-mère se retrouva dans le besoin, elle trouva refuge chez sa soeur avec ses quatre jeunes enfants. Ce reste un grand mystère de savoir par quoi ce besoin fut causé. Mon grand-père Jean, notaire, avait sans doute commis un crime innommable jamais révélé à notre génération. Toujours est-il qu'il fut exilé à Ottawa dans les années 30 sans sa famille, mais revint en 1949 pour mourir dans la maison de son frère, entouré de sa famille séparée. Les deux hommes morts très tôt, les deux soeurs continuèrent leur vie de famille. Ma mère s'est mariée la même année 1949, et je suis né en 50. Enfants, nous ne saisissions pas bien le topo, et jusqu'à la mort, les parents ont refusé de nous expliquer le pourquoi du comment. Ma mère était la pire des cachotières. La honte devait être forte.
Nous avons des photos de Jean notre grand-père, en habit blanc du dimanche, bel homme conduisant fièrement sa famille en barque motorisée, la roue sur le côté. La barque vivait dans les cabanes en haut des écluses, et de là, ma mère se souvenait qu'ils allaient en excursion au "Vieux-Club", quelque part dans les terres basses de Sabrevois. C'était à la limite de ce que nous saurions jamais sur lui, une si bonne tête. Un jour, à mes cinquante ans passés j'ai demandé à l'oncle Fernand de quoi il pouvait bien s'agir. Il a écarquillé les yeux et m'a seulement répandu: "Quoi?! Tu n'es pas au courant?" Eh bien non, et je souhaite qu'il y ait un démon pour les menteurs et les cachotiers.
Ce personnage, Fernand est très important dans ma vie. Copain de mon père en 1949 à la Jeunesse ouvrière catholique, ils allaient luncher au snack du coin, devant Le Richelieu, un des deux journaux locaux de Saint-Jean. Ils y croisèrent ma mère Louise Fortin et sa cousine lointaine Jacqueline Guillet. Les quatre s'entendaient comme larrons en foire, et ce qui devait arriver arriva: mariages synchronisés, enfants synchronisés, ils étaient oncle Fernand et tante Jacqueline. Architecte de profession, Fernand avait déjà acheté et modernisé une maison du vieux Saint-Jean, tandis que nous louions à peine. Les visites chez eux me paraissaient tenir du 21e siècle déjà.Il adoptait les tendances scandinaves et faisait construire des meubles sur mesure. Jacqueline était la bienveillance incarnée et nous l'adorions même avec sa voix de crécelle. Ils reviendront dans ce récit, si j'y arrive.
Dans une demeure bourgeoise bien plus belle à deux pas de là, vivait le député Paul Beaulieu (élu en 1941 en partielle pour l'Union nationale, puis sans discontinuer de 1944 à 1960). Les libéraux avaient pris le pouvoir à Québec. Décédé en 1976, il légua à mon père une fantastique cave à vin, dont la moitié était pourrie après 50 ans, mais tout un cours d'histoire c'était. Il s'appelait en réalité Jean-Paul, et sa femme Jacqueline. Elle visitait souvent ma grand-mère, et elle avait une vieille dame de compagnie, madame Kelly, une américaine qui fumait des Camel à l'odeur incomparable, et au paquet souple décoré du dromadaire devant la grande pyramide..
Un jour avec ma mère, on est entrés dans une maison d'ouvrier à côté de chez Beaulieu, Une jeune mère de famille émaciée avec un nom de famille comique, si ça peut me revenir. Ma mère lui parlait doucement et elle, à chaque phrase, ponctuait fortement: "Vas-t-en donc!" Comme on dit "Pas vrai!?" Au bout de plusieurs répétitions de vas-t-en donc!,, inquiet du haut de mes cinq ans, je tire la jupe de ma mère. "Viens Maman, la madame veut pas qu'on reste." Rires et gêne. Je suis presque sûr que ma mère était à lui expliquer les rouages de l'OJC.
On passait invariablement les dimanches chez les grands-parents. Un dimanche chez ma grand-mère maternelle tout près de chez nous, et le suivant à Saint-Rémi, dans les campagnes odoriférantes. Fumiers au dégel, ou épluchures pourries des usines alimentaires. (Clark Beans). Le magasin Chez Verge était un coffre au trésor. On avait toujours droit à un soda et une friandise. Parfois aussi des chocolats blanchis (périmés) invendables mais délicieux. Du côté de la salle de danse, mon grand-père avait installé en 1955 une télévision haute, RCA je crois, avec un écran réduit en noir & blanc. Après le souper, on s'installait pour regarder The Ed Sullivan Show, qu'il n'aurait manqué pour rien au monde. Il avait encore sa chemise blanche du dimanche mais sans cravate, pantalon gris à bretelles. Il choisissait un gros cigare White Owl, et me prenait sur ses genoux dans sa grosse chaise berçante. On regardait les belles madames chanter des airs d'opéra en décolletés plongeant et très révélateurs. Au moment où elles saluaient en faisant la révérence, j'espérais toujours en voir plus par l'échancrure. Peine perdue, toutes des agaces!
Quand je suis entré à l'école primaire, j'ai beaucoup pleuré dans les jupes de ma mère: on m'avait placé en 2e, et ils étaient tous beaucoup plus grands que moi, et plus idiots. Heureusement, mademoiselle Thérèse Beaudry m'a pris sous son aile, et j'ai été son chouchou pendant trois ans (elle montait avec nous, j'ai toujours considéré ce privilège comme naturel, allant de soi). J'allais devoir quitter à la fin de la quatrième pour cause de déménagement. Double choc d'abandon, car un jour en revenant de la chorale, par les fenêtres basses du salon de quilles, j'ai bel et bien vu MA Thérèse en compagnie d'un grand escogriffe, cigarette au bec, très familier avec la belle, et qui n'aurait fait qu'une bouchée de moi si je m'étais interposé du haut de mes 9 ans.
Des hivers et des étés sur la rue Saint-Henri…
Le quartier de bungalow nouveaux n'était encore qu'à moitié construit. Le terrain vague à côté de nous servait de patinoire en hiver. Les voisins jouaient au hockey, et le grand Louis Marin (frère de Marie et Claude) m'avait choisi comme gardien de buts avec mon bâton tout neuf que je maîtrisais mal. Le premier tir vers moi était fort, il a suivi la palette inclinée et m'est monté direct dans l'oeil. Affalé sur la glace, à moitié conscient, je me suis réveillé en entendant "Il faut mettre de la glace dessus… Non, une tranche de steak cru!" Terrorisé, j'ai rampé jusqu'à la cuisine de ma mère. Une compresse et un sein chaud, tout fut oublié.
Un autre jour, chaussé de patins de cuir et de doubles bas de laine, j'ai clopiné jusqu'à la patinoire du Parc Beaulieu au coin de la rue. Des hauts-parleurs crachaient de la musique pop de Noël (pensez Bing Crosby) jouée à l'orgue Hammond. Je m'agrippais à la bande sans arriver à glisser. Un ange de beauté, une rousse de quinze ans m'a alors proposé de m'aider en me tenant par la main. Je volais, même avec les genoux cagneux, et je ne voulais plus jamais que ça s'arrête. Il devait faire moins-vingt degrés, et quand je suis revenu péniblement à la maison, je hurlais de douleur, les deux pieds congelés comme les pierres. Ma mère a insisté pour les mettre dans un seau d'eau glacée. Ça ferait moins mal, assurait-elle. Moi je pleurais en pensant à la fille. Jamais revue, jamais oubliée.
Notre rue, alignée sur le parc, faisait double largeur, comme un boulevard. Les grattes entassaient la neige au milieu, nous créant des Himalayas à escalader et à débouler. Heureusement le trafic était bien clairsemé à l'époque. Ce qui me fait penser à une autre aventure, du voisin d'en face, Louis Rome, un excité avait accroché la longue traîne-sauvage à l'arrière de sa voiture. Mes deux frères et moi, ses trois filles, les mitaines dans les cordages, partis à surfer sur les rues glacées! Premier point noir: la traîne sauvage n'a pas de freins, alors on risquait de s'enfoncer sous l'auto à chaque ralentissement.
Ensuite, dans les virages, la traîne dérape et saute sur les bancs de neige latéraux, nous envoyant valser. C'est drôle un moment, mais ça c'est terminé après un dérapage qui nous a envoyé vers une auto stationnée sur le côté. Mon frère Louis l'a prise en plein front, jolie cocagne. Pas question de continuer. Et ce monsieur qui ne demandait jamais la permission, comment a-t-il expliqué ça à ma mère seule à la maison avec le bébé Claude?
L'été amenait d'autres divertissements. Aussitôt sec, le terrain vague servait à la construction de cabanes en carton qui sentaient l'herbe, la paille, la camomille et la poudre à canon. On jouait sans doute aux cowboys et aux indiens. On avait tous des revolvers et des carabines. Aucune hésitation à nous diviser en deux camps pour ligoter, torturer, assassiner. N'était-ce pas ce que l'école et le cinéma nous enseignaient?
Parfois on faisait une guerre à la bande à Désy, dans l'autre rue, et ma mère pleurait de crainte que ça dégénère, car on lançait des pierres. Désy était l'incarnation du diable pour nous, mais je l'ai rencontré dans une autre vie à 45 ans, et c'était plus comme un agneau. On a bien ri.
Un autre spécimen était le fou à Roger Gamache, qui dévalait les excavations de maisons en construction sur son vélo, jusqu'à se casser une jambe. "Que ça vous serve de leçon, s'exclama ma mère." Mais il était fier de son plâtre, qu'il faisait autographier par tout le voisinage.
Un tout autre genre de personne, Gaston Déry, ami de mon frère Pierre, bien élevé fils du juge et ex-militaire Déry, qui nous emmena un jour naviguer sur le Richelieu dans son ChrisCraft. Quelle découverte, le fluide des vagues qui rendait la conduite si ardue (car il me laissait à la barre de longs moments). Cette famille s'est occupée plus tard du sort des canards eider dans les îles du Saint-Laurent, acquérant et protégeant l'Île-aux-Pommes.
Je me souviens des enfants pauvres de la famille Gaudreau, vivant dans une cabane aux limites du quartier, dans un semi marécage où on trouvait des tortues. Ils étaient un peu exclus, ceux-là, laids, mal habillés, peu fréquentables.
Un événement grandiose fut la construction d'un château en forme de triple bungalow à côté de nous, celui de Conrad Camaraire, toit français de tuiles oranges, façade de pierres dorées et son double garage avec ouverture électrique pour ses Cadillac et Lincoln. Première fois que j'apprenais le mot millionnaire, ce qui semblait fort impressionner le peuple.Militaire au passé glorieux, Fusilliers Mont-Royal, survivant de la bataille de Dieppe. Il me reste à trouver dans quoi il aurait fait fortune. Pour être venu se construire en face du juge Déry, il doit y avoir un lien.
Mais cette maison était comme un mausolée, on n'y a jamais vu âme qui vive.
Le même Louis Rome de la traîne sauvage s'était acheté une DeSoto Special dorée qui selon lui pouvait atteindre 100 milles à l'heure (160 km/h). Un jour, il nous a tous embarqués (les petits enfants) pour aller au Mont Saint-Grégoire, et dans la ligne droite en sortant d'Iberville il a poussé à fond le moteur (sans égard aux cinq enfants ballotant librement dans la carlingue). Arrivés à destination, je me souviens d'une montée dans la forêt, jusqu'à une clairière. Il a sorti d'un étui sa carabine, pour nous montrer à viser et à tirer. Sans souci, sans permission. Drôle d'époque.
Nous n'avons pas hésité non plus quand il nous a emmenés à l'aérodrome de Saint-Jean pour sa leçon de pilotage. Les cinq petits entassés sur la banquette arrière, j'avais Louis sur les genoux, et je ne voyais que le côté gauche par la lunette. Mais cette vision du sol et cette sensation de flotter, ça m'a été une piqûre jamais oubliée.
Le camion de frites passait parfois en klaxonnant et nous accourions demander des sous à Maman. Il suffisait de 25 centimes pour remplir un gros saladier de frites fraîches, et je me souviens douloureusement qu'un jour, ma mère dut refuser, car il ne lui restait rien de son allocation pour la semaine. Elle s'appelait encore Madame John.
Nous avions la chance de participer à l'OTJ, Organisation des Terrains de Jeux, les camps de jour de l'époque. Une fois par semaine, ils nous emmenaient en autobus au bord de la rivière, où ils avaient acquis un vaste parc de jeux et de pique-nique. On se baignait dans l'eau de la rivière, mais dans des grandes piscines flottantes ajourées. Des perchaudes mortes y passaient parfois, mais on n'était pas regardants, craignant plutôt les sangsues de la baie Missisquoi.
Invariablement, ma mère nous mettait un sandwich poulet ou jambon, et un autre au concombre ou au radis comme les anglais.
Aussi bien élevée que la Reine Élizabeth, ma mère, et elle lui ressemblait. Enfants, c'est la tête de Maman qu'on voyait sur les timbres, les billets de banque et les pièces de monnaie. Tiens, ça me fait penser: le seul emploi que j'ai connu de ma grand-mère Germaine, c'est commis au bureau de poste. J'allais parfois après l'école la rejoindre là pour me faire garder, elle me donnait des piles de lettres à tamponner. Je la voyais, la reine des timbres, et je lui écrabouillais la face! Quand ma grand-mère me gardait, c'était parfois jour de bridge. Le salon était transformé, avec la table recouverte de feutre vert casino. Au quatre coins, des petits bols de porcelaine avec des bonbons, noix salées, chocolats et menthes. Pas le droit de toucher avant le départ des vieilles visiteuses.
Et grandir dans un milieu populaire des années cinquante… Un jour à la kermesse, ma tante Gloria, princesse de Hongrie, décide avec ma mère de nous emmener dans les manèges l'après-midi. Souvenir de colère quand le préposé à la grande-roue interpelle ma tante: "Enwèye la petite mère, réveille, c'tà vot'tour." Cette grossièreté! Et puis dix minutes plus tard, on passe devant trois petits guichets. Trois jeunes filles y sont présentes. L'affiche annonce: Collecte de fonds pour l'église. Un baiser pour dix centimes, trois baisers pour vingt-cinq. Là je me révulse. Comment peut-on permettre ça, et obliger des filles à se laisser abuser par des n'importe qui?!
L'été de mes 6 ans, nous avons passé trois semaines dans un chalet à plus de 5 heures de route, au Grand Lac Nominingue. Une belle cabane au bord de l'eau, sans eau ni électricité, sans doute obtenue grâce aux bons offices de l'abbé André Gaboriau, ami de mon père. Il y avait non loin de nous une très grande résidence pour les curés en vacances (encore eux). Trois étages blancs, toit rouge et cadres de fenêtres rouges.
Mon père n'aimait rien mieux que nous promener en chaloupe de bois, amarrée entre les gros rochers ronds du rivage, et dotée d'un petit moteur Johnson de 5 forces. Il ne pêchait même pas, il préférait admirer les belles demeures autour du lac. Quand sont venues un dimanche Tante Jeanne avec grand-mère et sa soeur Tante Alice, la chaloupe avait des allures de yacht royal pour partir en balade. Ça fleurait bon le sapinage et la gazoline. L'huile faisait des arc-en-ciel irisés à la surface. Chaque matin à l'aube, mon père s'avançait dans l'eau tout nu pour se laver de pied en cap au savon blanc Ivory-qui-flotte. Je l'ai vu faire ça, se ressourcer, jusque dans ma vingtaine. J'aurais souhaité que ça lui lave l'âme de toutes ses tortures mentales.
L'eau, nous la prenions à la casserole à même un petit puits sablonneux derrière la maison. Il fallait enlever le couvercle de planches de 50 cm carrés, retirer tout crapaud ou insecte qui y serait tombé, puis puiser. C'était l'eau de cuisine et de toilette pour ceux qui n'allaient pas se purifier au lac. Un peu au-delà, dans les hautes herbes, la bécosse, toilette extérieure nauséabonde et cauche-merdesque. Il ne fallait pas aller ailleurs, dans ces lieux infestés d'herbe-à-puce urticante. Une nuit, on a entendu mon frère Louis, cinq ans, étouffé de terreur, "La queue noire, la queue noire!..." Il avait sans doute, en route pour la bécosse, croisé une moufette, ou un raton-laveur, ou un renard. Quoi qu'il en soit, on s'en est bien moqué, et on a acheté une lampe à batterie pour se prémunir.
Je me souviens aussi que les belles soirées du mois d'août, rue Saint-Henri, mon père tendait un grand drap blanc sur la corde à linge, et invitait tout le voisinage au cinéma sous les étoiles, avec les films qu'il distribuait pour l'Office national du film. Des films fixes (diapos) sur des contes comme Hiawatha le petit indien, et des dessins animés comme Cadet Rousselle, ou Les Voisins de Norman MacLaren. Je faisais projectionniste déjà, mais si la lampe brûlait, c'est Papa qui la changeait en se protégeant les doigts de son éternel mouchoir de lin blanc.
L'été de mes sept ans, vacances scolaires, ma mère attendait son quatrième enfant, déjà débordée. Grâce à ses influences, mon père me fait admettre à la colonie de vacances Camp Jean-Jeunes, fondée par le diocèse de Saint-Jean, mais située dans les Laurentides au-delà de Brébeuf. Le camp s'adresse aux jeunes de 9 à 13 ans. Mais mon père insiste, et me confie à un jeune prêtre de son village natal, Lucien Lemieux, dont on reparlera plus tard. Je conserve une photo de mon départ, angoissé, un satchel de cuir pour mes vêtements à la main, très lourd. L'autobus Boulais bleu-blanc-rouge poussif a roulé durant 5 heures, avec un seul arrêt pour manger des hot-dogs froids relish-moutarde-oignon-chou. Quand je veux vomir, je pense à ce moment-là. C'était un séjour de trois semaines, ça s'est bien passé, j'ai appris à nager sous l'eau, à laver de la vaisselle pour 125 personnes, et à faire cent prières avant d'aller nous coucher. Mais juste pour dire comment je m'y sentais déplacé et menacé, je suis revenu avec le satchel de vêtements même pas dézippé, portant le même caleçon qu'à mon départ! Ma pauvre mère.
Le même été, un beau séjour au Lac Connely, dans un chalet prêté par Oncle Georges, haut perché sur de gros rochers, avec au moins 50 marches pour descendre au lac. Il me reste une photo de moi avec mon père, assis calmement dans l'escalier. Aucun autre souvenir ne me reste, sinon que mes frères Louis et Pierre s'étaient liés d'amitié avec un jeune de leur âge, mais totalement acclimaté à la vie sauvage, et largement plus aventureux que nous de la ville.
L'été de mes huit ans, on m'a envoyé plutôt quelques semaines chez mon grand-père Lionel, qui tenait un genre de dépanneur-pharmacie, avec en plus une section cadeau, et une section disques, Dans la partie du magasin qui était auparavant une salle de danse. La personne dominante dans ce décor était ma "tante" Dolores, sa seconde femme, bonne comme du bon pain et qui nous aimait comme si nous avions été ses enfants. Resté veuf avec 8 enfants jeunes, Lionel l'avait d'abord prise comme ménagère, si bonne qu'il lui avait offert ensuite le mariage. Sa soeur Mercedes, au presbytère non loin, était elle la ménagère du Curé, dans une maison si grande et si noble… On y allait parfois manger des galettes. Un gros chien bouledogue de bronze calait la porte de l'escalier. Je les porte en horreur, comme les crachoirs qui ornaient les lieux publics un peu partout.
De mon grand-père j'ai appris à fermer la boutique le soir, compter la caisse cinq fois s'il le fallait pour arriver juste enfin. Se tromper, ça se fait pas. Comme mon père répétait après lui: ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait. Le soir, on faisait brûler, dans un baril à l'arrière de la maison, les dizaines de cartons d'emballage qui parvenaient à la boutique pour le transport. Des fois, il pleuvait dessus, et l'odeur fétide de la cendre mouillée ratatinait le plaisir.
Tante Dolo, en bonne ménagère, mettait la table pour le petit déjeuner. Je ne connaissais pas cette coutume. Même le demi-pamplemousse et les trois pruneaux de mon grand-père étaient servis. Le sucre sur le pamplemousse formait une croûte au matin. La table à dessus de tôle blanche, pouvait largement accueillir les huit enfants de la famille et leurs conjoints. Les enfants, quand il fallait, étaient servis les premiers, et dégageaient au plus vite. La basse-cour des adultes se mettait à piailler jusque tard. Un vasistas ou soupirail, je ne sais pas, nous permettait de les observer et de tout écouter à partir du grand soupirail dans le plancher du corridor de l'étage. La bâtisse était énorme pour l'époque, conçue exprès pour abriter le commerce et la famille. Ce couloir central de l'étage faisait plus de trente mètres de long et quatre de large. Piste de course, allée de quille, idéal pour les jours de pluie. D'un côté, quatre chambres de 10m x 10m, Chacune contenant deux lits doubles, commodes, vanités. Cinq filles bien logées, puis vite mariées. Trois garçons, dont seul restait Charlot, mon oncle le plus jeune, toujours étudiant à 18 ans. Il me prêtait sa bicyclette, dix vitesses, au guidon recourbé. Je ne pouvais pas y monter et m'asseoir, mais en passant ma jambe dans le triangle du cadre… ça le faisait un peu.. Au bout, donnant sur la façade, la chambre des maîtres, terra incognita. De l'autre côté du couloir, une vaste pièce de lavage, et… une chaise professionnelle pour le barbier voyageur! Il ne venait plus, mais on pouvait jouer avec les pédales, fait tourner la chaise, et l'incliner pour faire semblant. C'est par là qu'on parvenait à l'appentis, une sorte de grenier d'entreposage immense, où on trouvait des décorations saisonnières, des affiches de la fille Kodak grandeur nature ou de la fillette Coppertone et son petit chien espiègle qui lui tirait la culotte pour montrer sa marque de bronzage. Il y régnait l'odeur du bois naturel, du carton et des produits de pharmacie. Un joyeux fatras.
Cet été-là aussi, séjour de vacances en famille au Domaine Alarie, au bord de la Rivière rouge, bordée d'une plage de sable doux. Bébé Claude avait 2 ans. Le grand ami de mon père, Léonard Clouâtre avait loué le chalet voisin, et les deux familles "convivaient" allègrement.
Je faisais du hamac avec Hélène, du même âge que moi, et les parents nous taquinaient déjà sur nos amours naissantes. Nous ignorions de quoi il s'agissait, alors nous les ignorions aussi. Quand il pleuvait, Léonard s'exclamait "Chouette, il mouille!", car il pouvait s'enfermer faire la sieste avec sa femme. Quand il faisait soleil, il criait encore "J'souhaite qu'il mouille!" Et les bonnes femmes de glousser gaiement.
On nous envoyait cueillir des fraises des champs dans de gros contenants, pour faire des confitures. Travail accablant sous le soleil, pour des tout-petits, et pire quand mon père les bouffait toutes crues, et qu'il fallait retourner le lendemain pour les confitures. Je me souviens d'un affrontement avec lui un soir au dessert, et qu'il voulait montrer sa force dominante en s'agrippant par les cotes pour me chatouiller jusqu'à me faire pleurer. Je le haïssais tellement que je suis sorti pour coucher à la belle étoile avec les maringouins. La pluie vers onze heures ma libéré des insectes, mais m'a forcé à rentrer m'abriter sur le plancher de la cuisine.
Il y avait du bon pain chaud au village voisin de Brébeuf, ça nous faisait une excursion en voiture. Mon père préférait en acheter deux, car avec l'odeur, lui-même ne pouvait pas résister, et à l'arrivée, il ne restait du premier pain que des miettes. Des Jacks, ces pains blancs moulés qu'il a dégusté jusqu'à la fin de sa vie, avec du beurre pour finir le pain, et du pain pour finir le beurre.
Une autre odeur m'est restée, celle du bulldozer de monsieur Alarie qui ouvrait d'autres chemins pour de futurs chalets, écrasant camomilles et sapins. C'est le bruit grinçant de la scie mécanique qui nous avisait de sa présence, et on courait dans la forêt pour aller voir la puissance tranquille de sa machinerie géante. Un jour, il m'a même fait monter sur la banquette à côté de lui, juste la hauteur du point d'observation me fascinait. Il me montrait les leviers pour monter la pelle, faire tourner les chenilles, et ça secouait au moindre mouvement… juste assez pour m'inspirer une crainte salutaire. Le soir venu, il laissait là le "Boule Doseur", et je m'aventurais à remonter aux commandes inertes pour m'imaginer ouvrir des chemins.
Autre souvenir de grande émotion rue Saint-Henri, quand mon père devait passer à la télé un soir en entrevue avec Wilfrid Lemoyne. Pas d'enregistrement en ce temps-là, seule la télé en direct un peu instable à distance comme nous étions. Il fallait être aux aguets, et je me souviens de la clameur des voisins pour ma mère quand il est apparu, "On le voit, c'est lui, il va parler!" Et savez-vous quoi? Je me rappelle l'image, oui, mais rien du propos! L'essentiel était d'avoir un papa assez important pour la télé.
Un jour, de l'autre côté du terrain vague, a surgi un nouveau bungalow, avec une famille, deux belles grandes filles, et un garçon de mon âge, Philippe. J'avais huit ans, c'était mon seul grand ami, et mon coeur s'est déchiré quand j'ai su que nous allions déménager bien loin. Pour une fois que j'avais quelqu'un. J'ai su plus tard qu'il était gai, avait-il cette qualité d'être que j'ai reconnue parfois plus tard dans ma vie?
On a déménagé le 1er mai, à cette époque on se fichait que les enfants n'aient pas fini leur année scolaire, j'étais chargé de transporter ma nouvelle petite soeur Marie, née en novembre.
103 Rue Logan
Déménager à Saint-Lambert avec 5 enfants était séduisant et terrifiant à la fois. La moitié de la population était anglophone, et comptait avec sept églises contre la seule catholique que nous avions. Le dimanche, c'est le carillon de l'anglicane qui nous berçait de ses cantiques. La luthérienne, la presbytérienne, l'Église unie, la pentecôtiste et les innombrables réformées. Leurs ministres étant mariés, ils étaient évidemment des suppôts de Satan dont il ne fallait pas s'approcher.La maison choisie avait fière allure, avec de hauts pignons croisés et ses multiples fenêtres à carreaux. Un premier problème avait surgi avant même le déménagement: ce mur rouge vin intense autour de la cheminée. Mon père avait donné trois couches de recouvrement blanc avant l'arrivée des meubles… Il en fallut au moins douze! Dans la maison qu'on louait à Saint-Jean on était à l'étroit avec l'arrivée du cinquième bébé, mais on n'était surtout pas chez nous, et un jour, le Zac Morin nous expulsa. De fait, mon père venait de prendre un nouveau poste de représentant à Montréal pour la Screen Gems (Columbia Pictures), et souhaitait éviter le trajet de 50 km soir et matin pour le centre-ville. Moi qui achevait de mémoriser tout le trajet quand je l'accompagnais… plus besoin! Mais Saint-Lambert, sur la Rive-Sud, était une banlieue cossue, et il manquait le dépôt pour acheter la maison. Mon père se tourna alors vers le grand-père Lionel, qui se scandalisa d'une maison de dix pièces à 21,500$, et refusa de contribuer. La semaine commençait au bureau par une conversation téléphonique avec le patron de la Screen Gems à New-York. Quand mon père lui raconta avoir trouvé la maison de rêve, mais ne pas avoir les fonds pour obtenir l'hypothèque, l'autre s'esclaffa devant le prix insignifiant pour quelqu'un de New-York. En bon juif, il lui prêta sur-le-champ le montant nécessaire pour conclure l'affaire, et sans autres conditions. J'imagine bien la joie et le soulagement de mes parents.Mes jeunes frères iraient à l'école primaire devant chez nous, mais le quatrième se donnait pour moi à l'école Rabeau, assez loin. Je devrais voyager à vélo. Le dimanche avant mon entrée, mon père me fit monter en voiture avec lui pour repérer le parcours. À une fourche, il fallait prendre la droite et plus loin passer sous la voie ferrée, puis c'était tout droit sur dix rues. Le matin venu, je n'identifiai pas la fourche, plutôt attiré par le viaduc des mêmes trains tout droit devant moi. J'arrivai trempé à l'école avec une heure de retard. C'était un édifice moderne, clair et accueillant, mais le choc se produisit à mon entrée dans la classe, les trente garçons qui me fixaient en riant, et l'horrible maîtresse, grande et musculeuse, avec une grosse voix et un bec de lièvre terrifiant. Il ne restait que deux mois à faire ici, je cuvais ma peine d'amour de mademoiselle Thérèse, et il me fallait m'adapter à de nouvelles méthodes, autre grammaire, etc. Ici en quatrième, les enfants apprenaient à mouler leur écriture à la plume en posant un transparent rayé en diagonale sous la feuille des devoirs. Je ne savais pas comment, et la marâtre demanda qui de la classe habitait non loin de chez moi, et désigna ainsi Jean-Pierre Brassard pour me montrer. Après l'école, il est rentré chez nous et m'a fait tracer des lignes de texte. Je ne faisais pas bien, je me suis découragé, et quand il s'est moqué de moi, je crois bien que j'ai pleuré. Ma mère que dit que c'était assez pour cette fois, qu'on se reprendrait. Je me suis arrangé pour éviter que ça se reproduise. Au bulletin de fin du mois de mai, premier: Michel Messier, deuxième: Jean-Luc Dupuis, troisième: Robert Verge… et dernier, trente-et-unième sur trente-et-un, je vous le donne en mille: Jean-Pierre Brossard le goguenard. Il est devenu policier de carrière.Au bulletin de fin d'année, j'étais le premier, comme d'habitude depuis l'aube des temps. À la rentrée suivante, nous avons appris le suicide de Michel Messier. À dix ans, merde, comment expliquer ça? Devais-je me sentir coupable de l'avoir détrôné?Faut que je vous raconte que depuis toujours mon bulletin mensuel et annuel n'affichait invariablement que des 100%, jusqu'en quatrième, ou ma maîtresse adorée jugea bon de me préparer graduellement à affronter le vrai monde d'une nouvelle école. Alors elle inscrit 98,6%. Mon père, en gros sabots, me fait passer à son bureau et me demande ce qui se passe. De quoi il parle? Pointant du doigt la note sur mon bulletin, il me demande si j'ai des raisons d'avoir négligé mon travail? J'en tremble d'injustice. Il me dit, "Je vais signer, mais que ça ne se reproduise pas!" Je n'avais même pas mes neuf ans et je commençais à redouter cet homme.Une chose ne cadrait pas. Même s' il nous menait tous à la baguette, on ne le voyait pas si souvent. Il avait repris ses voyages, cette fois pour le compte de la Screen Gems, dans tout le Québec et le Nord-Ontario Francophone, partout où il y avait une station de télévision et… une cellule de l'Ordre de Jacques-Cartier. Sudbury, Cobalt, etc. On débarquait à peine à Saint-Lambert, et voilà qu'il était entouré d'amis, Girouard, Guillet, Cardinal, L'Écuyer et autres inconnus vite devenus familiers. Fondation de la Caisse populaire, noyautage de la Commission scolaire, Ils étaient partout, ces bons apôtres. Le pont Champlain leur doit son nom. Il nous est arrivé de passer des heures dans la voiture stationnée en face de chez Gérard Filion à Saint-Bruno. Déjà à Saint-Jean, j'allais porter des enveloppes secrètes chez Omer Pilon, et on avait des pique-niques dominicaux avec pleins de gens hors de nos liens familiaux. Quand on avait des liens avec l'Ordre, il fallait se méfier. Les Assurances laurentiennes étaient les seules autorisées. Quand l'ami fidèle de Saint-Jean, Léonard Clouâtre, assureur de son métier, vit sa firme avalée par la Great-West, il se vit sommé de démissionner, alors que ses conditions de misère venaient de s'améliorer grandement, et bien sûr il refusa. Il fut ensuite destitué par l'OJC. Et mon père incapable de défendre son ami. Imaginez maintenant, John Albert Verge, fils d'anglophone, travaillant pour des juifs américains, et toujours soupçonné d'accointances avec l'ennemi, même en tant que président du Publicité-Club de Montréal, et pire encore comme président de la Cinémathèque québécoise!Il nous a demandé un jour de lui dire si on désirait changer de nom pour une consonance francophone moins sujette au sarcasme. Il promettait de le faire si nous voulions. Unanimement nous avons répondu que non. Il était trop tard, tous les sarcasmes avaient déjà été proférés, et on n'en mourait pas.Le même été du déménagement (1969) fut inaugurée la Voie maritime du Saint-Laurent, par la reine Élizabeth sur son yacht Brittania, en compagnie du PM Diefenbaker et du président américain Eisenhower. On entrait dans l'ère moderne. Tout jeunes, on assistait à tant d'événements grandioses, sur notre parvis, mais en Anglais. Agacement.Ils ont tenté de m'intégrer en me faisant participer aux Scouts, que je n'ai pas toléré. C'était dans une vieille maison au bord de la Voie maritime, qui a été rasée peu après pour faire place à l'autoroute 132, et signifiant la fin du vieux quartier Mouille-pied insalubre. Un an plus tard, Saint-Lambert aurait tout près sa grande piscine, le bénéfice le plus appréciable à une rue de notre maison.Cet été de mes dix ans, on me déposa avec une valise sous le Viaduc de l'autoroute. L'autobus Provincial y faisait un arrêt, j'y montai en route pour un mois à Saint-Rémi chez mon grand-père Lionel pour "aider" Dolo, car il avait levé les pattes l'hiver précédent. Il avait fait fait un AVC, était resté sévèrement paralysé, et les tantes lui avait fait installer un lit d'hôpital dans le salon à côté de la cuisine ou il passa en grommelant les six derniers mois de sa vie. Pas de merci la vie en ce temps là. La dernière fois que je l'ai vu vivant, toute la famille était réunie, et ses soeurs Hilda et Jeannette chantaient en s'accompagnant au piano. K-K-K-Katie, my beautiful Katie… Cherchez-la sur YT, elle est très jolie. Une chanson de la première guerre mondiale à laquelle il avait participé, et où il avait perdu son frère Reginald en 1918. J'ai visité sa tombe à Arras dans le nord de la France. Après ça, les tantes Hilda et Jeannette, qui vivaient et travaillaient ensemble à Montréal, venaient toujours célébrer l'anniversaire de mon père avec nous à Saint-Lambert. Leur doux accent anglais quand elles parlaient français était absolument charmant. Comme Lionel, elles venaient de la Baie-des-Chaleurs en Gaspésie, ou tout le monde est un peu bilingue. Quand bien plus tard, je trouvai la garderie Les Galopins dans Rosemont, gérée par trois soeurs gaspésiennes du même accent, je n'ai pas hésité deux secondes, c'était le meilleur choix pour Nicolas.Le chauffeur d'autobus me laissa donc au terminus de Saint-Rémi, à quelques rues du magasin familial, et je dû m'orienter pour trouver le trajet. Dix ans, sans surveillance, un peu d'argent de poche, pas de téléphone… Imaginez aujourd'hui, le scandale! Intérieurement, l'anxiété luttait avec la fierté, et je fus tout soulagé de me présenter à Tante Dolo sans encombre. Une bonne soupe m'attendait. Ses yeux étaient tout rouges, grand-père lui manquait, je serais son homme de la maison pour un temps. Bien sûr, il y avait mon jeune Oncle Charlot, mais il avait maintenant une belle fiancée, la Blonde Claudette. Ils me faisaient parfois la grâce de les accompagner au tennis non loin, lieu de rencontre des jeunes adultes du secteur. Claudette jouait à la mère avec moi, Charlot laissait faire.Mes conditions de vie étaient merveilleuses. Le salon avait retrouvé sa vocation mais me rappelait le cercueil glacé qu'on avait mis en terre il y a peu. En haut de l'escalier, par le vaste couloir encaustiqué déjà mentionné, Dolo me désigna une des grandes chambres: deux grands lits doubles avec lampe de lecture accrochée à la tête de lit, deux commodes, deux vanités à miroir. Ç'avait été la chambre d'Eileen et d'Anette, et leurs photos d'infirmières graduées en témoignaient encore. Dans une autre chambre identique, les photos de Margot et Madeleine, mais en religieuses. Restait Thérèse… je ne sais pas où elle avait logé. La salle de bain du couloir sentait le savon Camay à la rose. La chambre voisine, au-dessus du salon, était celle de Charlot dont l'appareil Telefunken faisait de la si belle musique. Il avait une collection de disques, du belcanto (O sole mio) aux comédies musicales américaines des années 30, 40 et 50 (Oh what a beautiful morning). Il était accro à l'opéra (et le resta toute sa vie), c'était un des péchés communs aux trois frères de la famille.Passons aux choses sérieuses, j'étais là pour aider en boutique. On chargeait les deux grandes cuves Coca-Cola de boissons douces variées. Les bouteilles étaient enfilées par le collet sur des rails en métal, et trempaient dans une eau très froide. Coke et 7up en bouteilles de six onces seulement. La bouteille transparente de Coke avait une teinte verte. L'autre cuve était destinées à des bouteilles de dix onces, Orange Crush, Raisin Crush Nectar mousseux Christin, Cream Soda. Au mur au-dessus, on remplissait les distributeurs de paquets de de cigarettes: Players, DuMaurier, Matinee, Sweet Caporal etc. Je me tenais là pour servir. Le comptoir devant comptait des dizaines de sucreries, gomme à mâcher, réglisse rouge ou noire. Des présentoirs rotatifs sur pied offraient des sacs de chips, ondulées ou en juliennes, naturelles ou bbq. Tout cela devait être regarni après chaque visite des employés du garage Chevrolet d'en face. Ils arrivaient en masse à 10h, à midi, et à 3 heures. On finissait par connaître leurs habitudes. Les arrivages de marchandise étaient toujours comme une célébration, mais il fallait d'abord enlever les invendus et les conserver à l'écart pour les retours. Les journaux du jour, tout en bas près de la porte, certains réservés d'avance, sur lesquels on inscrivait le nom de l'abonné. Les hebdos comme Écho-Vedettes et Allô police un peu plus loin J'aimais surtout découvrir les nouveaux magazines comme Paris-Match, Marie-Claire, National Geographic, et plein de bandes dessinées Spirou et autres, et des carnets de blagues ou de mots croisés. Je lisais le Sélection du Reader's Digest au complet, mais les pages de blagues en premier. Très bon enfant, les blagues, mais il y avait des collections plus salées. Dolo ne m'a jamais surveillé de près là-dessus. Le soir, j'emportais des piles de choses à lire avant de m'endormir. Je me sentais comme un adulte.Du côté pharmacie, on vendait du sirop Roche et du Buckley, de l'aspirine et des pastilles, de la Vaseline et de la mousse à raser… tout ce qui ne nécessitait pas d'ordonnance officielle. Mon grand-père m'avait déjà enseigné comment ficeler des paquets, tirant le papier kraft d'un gros rouleau à tranche, le repliant, puis en le ficelant d'une cordelette qui pendait du plafond. Cette compétence me servit particulièrement le jour ou on reçut des caisses et des caisses de serviettes sanitaires Kotex en cartons bleus de 48 unités. Un très joli emballage. Je n'avais aucune idée de ce produit, mais Dolo m'expliqua que chaque carton devait être enveloppé de discret papier Kraft, et ficelé pour se transporter facilement comme une malette. Ça s'est vendu en un tournemain, tout le village avait été averti. Le lendemain, on n'avait plus de stock, il fallut recommencer. Une autre caisse de douze boîtes arriva, que Dolo me demanda de placer sur une tablette haute dans l'arrière-boutique. C'était des poires à lavement vaginal qui avait une forme sans équivoque de pénis en érection de six pouces de long. Très suspect, non? Un jour, trop curieux pour mon bien, je trouvai dans sa chambre la collection de Playboy de mon oncle Charlot. Rien de bien osé en ces années-là, sinon que c'était très affriolant quand même pour mon pénis de trois pouces dont je n'aurais su que faire.Charlot était chargé de la section disques et musique, Les gens pouvaient passer de commandes de 45-tours ou de musique en feuilles (partitions), et tous les jeudis arrivaient la cargaison de nouveautés qu'on classait dans les casiers. Le hit-parade à CKVL ou à CJMS nous alertait sur ce qui allait faire fureur, alors c'était prévu d'avoir assez d'inventaire pour les meilleurs succès. Connie Francis, Roy Orbison, beaucoup d'américains, suivis la semaine suivante par une adaptation instantanée de chanteurs et groupes québécois. Itsy-bitsy-teenie-weenie bikini, c'était dur à prononcer pour les paysans du coin. On les faisait chanter l'air deux ou trois fois, faisant semblant de ne pas comprendre. Finalement on posait des disques sur le "pickup", d'autres chansons, et ils achetaient celle-là en plus de celle tant désirée et qu'on sortait en dernier recours. On faisait des heureux. C'était ma partie préférée.Ma famille est venue me chercher au bout d'un bon mois. Mon petit royaume se trouvait piétiné par la marmaille, et je n'étais pas enchanté de retourner à la maison faire le gazon, laver l'auto, et cirer les godasses prétentieuses de mon paternel.En cinquième année, c'était l'Académie Saint-Michel qui m'attendait, beaucoup plus proche de la maison à pied et jouxtant l'église, qui allait me fournir la majorité de mes divertissements. Tenue par les Clercs Saint-Viateur, c'est tout de même un laïque, monsieur Bérubé, qui fut professeur extraordinaire. Costume gris impeccable à cravate, il habitait juste en face, la porte à côté de la Caisse populaire. Il commençait ses journées comme chantre à l'église aux messes de sept heures et de sept heures trente. Messes que je servirai bientôt pour le curé Deslauriers, qui consommait à cette heure-là deux burettes par messe ('Enwèye, ti-gars, verse, verse!") Hips!Je gagnais 10 sous par messe, mais 25 pour les funérailles en semaine. Jacques Camerlain et moi, on nous permettait de manquer l'école pour aller brûler de l'encens et des cierges, attifés en dentelles mauves. J'aimais le théâtre et le déguisement, de face je pouvais observer les visages de l'auditoire. Je me faisais parfois surprendre à fixer les belles veuves et leurs orphelines.Monsieur Bérubé nous faisait chanter, et je me retrouvai bientôt dans la chorale, à entonner des Tantum Ergo depuis le jubé au vêpres des soirs d'été. Je ne m'imagine pas que ma petite voix ait pu remplir l'immense nef, mais en tout cas j'aimais la vibration de l'orgue.Je tiens à vous dire ici que tous ces messieurs qui veillaient sur nous et nous enseignaient à vivre en dehors du curriculum scolaire, se portaient tous sans exception comme des hommes respectueux et généreux. On vous racontera mille histoires d'abus, je n'en crois pas un mot.On servait aussi des mariages les samedi et des baptêmes le dimanche, le commerce était assez lucratif. Pas nutritif cependant, car on ne nous a jamais invités aux tits-sandwiches-pas-de-croûte après les cérémonies. Jacques Camerlain, deux bonnes années plus âgé que moi, poil au menton, et venant d'une famille très religieuse dont le fils aîné était déjà prêtre (mon Jacques était avant dernier d'une famille de cinq gars et cinq filles), faisait le Cérémoniaire, et moi le Thuriféraire, ce qui me conférait le droit de lui obéir, et de jouer avec la tite-chaudière-à-boucane, l'encensoir qu'il fallait réchauffer d'un charbon pétillant, ni trop tôt ni trop tard et présenter au curé avec le porte-encens et sa cuillère dorée plongée dans les granules dorés de la résine d'oliban. Ça sentait bon, mais aujourd'hui l'odeur m'écoeure. Au Mexique ou je vis maintenant, on brûle plutôt le copal, une autre résine plus doucereuse. Mon protecteur à l'école Saint-Michel était le grand Larry Laurent Holland, membre d'une famille nombreuse de voisins, parfaits exemples de beauté, de dignité, et de bilinguisme canadien. Madame veuve Holland régnait sur le clan comme une reine bienveillante. Mon père avait une belle relation avec elle, comme une soeur. Ils se comprenaient très bien, et ma mère le comprenait très bien, sans aucune friction. Il y avait un grand frère adulte, Ken, un athlète impressionnant comme un joueur de football, Larry, Thérèse, Andy, et une plus jeune fillette. Thérèse, à 14 ans était déjà une femme mûre admirable. Mais mon meilleur ami, importé de l'école Rabeau, mon rival au bulletin, restait Jean-Luc Dupuis, image miniature de son père comptable rigide. Cheveux noirs toujours frais rasés, lunettes sévères, pas trop sportif comme moi. Jusqu'au jour en sixième année, ou il refusa de me parler, et forma un groupe d'ennemis contre moi, pour m'isoler. Total effet de surprise pour moi, sentiment de catastrophe, impossible de savoir pourquoi ce rejet subit. J'en pleurais d'incompréhension et d'injustice, et reprochais à ma mère de minimiser l'affaire.Une théorie plausible était qu'il m'en voulait d'avoir été choisi pour partir au Collège prématurément, évitant le septième année du primaire. Moi pas fâché de retourner à Saint-Jean, croyant retrouver Philippe et d'autres amis, dans un milieu que je maîtrisais mieux (m'imaginais-je). Par contre, je suis maintenant convaincu d'un affrontement secret entre nos deux paternels, à cause de l'OJC. Le Dupuis était peut-être Franc-Maçon, est-ce que je sais? Toujours est-il que sans le savoir, j'étais coincé entre l'arbre et l'écorce, et cette crise ne connut pour moi aucune résolution. J'ai souvenir de certaines bonnes oeuvres étranges à l'école Saint-Michel. Un frère (religieux) fabriquant des moulages en plâtre blanc, qu'il nous faisait démouler, nettoyer et vendre dans nos familles pour récolter de l'argent pour les missions. Si on pouvait, on les peignait de jolies couleurs et on les vernissait pour en tripler la valeur. Crèches, crucifix, et aussi fruits divers. Parallèlement, il nous fallait récolter des coins d'enveloppes timbrées et estampillées, et le frère recevait de son côté des sacs énormes remplis de coins d'enveloppes. On devait les tremper dans une bassine d'eau tiède pour faire décoller le timbre. Séchés à plat, classés par couleur (un sou, deux sous, cinq sous), on les emmenait chez nous dans des sacs de papier. Il s'agissait de nous garder les doigts occupés, je crois. Le but était de constituer des blocs de cents, cinquante timbres tous bien cordés en ordre, adossés à cinquante autres, avec un fil rouge entre les deux piles, puis ligotés à plusieurs tours, et le fil coincé parmi les timbres serrés. Vous veniez de gagner un sou pour les missions. Comment?, ça ne nous a jamais été expliqué.Dois-je rappeler la vente des petits chinois? Les communautés religieuses comme les Clercs Saint-Viateur entretenaient des missions au Tiers-Monde, et il fallait les financer. On nous présentait des cartes colorées avec la photo d'un enfant pauvre qu'on pouvait "adopter". Nous bons sentiments nous faisaient dépenser pas mal d'argent, et nous donnaient l'impression de participer à l'évangélisation des petits païens qui sans nous seraient morts avant d'être baptisés.Après trois étés passés à Saint-Lambert, j'avais onze ans, et je commençais à m'y sentir si bien que les préparatifs de mon départ pour le pensionnat me stressaient de plus en plus, et ma mère avec. Choisir une malle réglementaire pour contenir tous mes vêtements et effets personnels, faire tailler mes uniformes scolaire aux usines Lasalle de Longueuil, acheter deux cravates rouges et douze mouchoirs, et des étiquettes à mon nom que ma mère dut coudre sur chaque chaussette, caleçon, enfin tout ce qui serait confié à la buanderie du pensionnat.Éléments, syntaxe, méthode et versificationEn cette première année au soi-disant Séminaire de Saint-Jean, j'allais passer les quatre premiers mois sans sortir pour les fêtes de Noël. Ma détresse était d'autant plus grande que j'étais entouré, au dortoir comme au réfectoire, de gaillards de douze à quatorze ans, dont certains avait déjà la voix grave et la barbe au menton. Pas spécialement dangereux du reste, mais j'étais un bébé parmi eux. Le bon géant Michel Lacoste, un jeune de quatorze ans au beau visage totalement boursouflé de boutons d'acné qui pissaient le sang quand il se lavait aux lavabos qui divisaient en deux le dortoir des nouveaux de huitième année, les Éléments latins du Cours classique auquel nous allions accéder. Il y avait un local toilettes et douches, huit douches, ce qui allait nous assurer de nous laver le corps UNE fois par semaine au moins, après avoir joué au baseball, basket, football, hockey, patin à roulettes, et escaliers sur quatre étages. Pas un luxe. Ça sentait le petit-canard-à-la-papatte-cassée, je vous jure, et le surveillant, après avoir dit la prière du soir et éteint les lumières, préférait se réfugier dans sa chambrette adjacente, rendant grâce à Dieu de son sort privilégié. Le frêle Donald MacGee venait à peine d'être ordonné à 22 ans, mais il jouait bien au Hockey, et il comptait parmi nos amis.Nous avions tous subi en mai un examen d'admission, un test de quotient intellectuel à la clé. Ce qu'on nous disait ensuite, c'était l'acceptation. Ce qu'on ne nous disait pas tout de suite c'est qu'ils nous avaient classés, catégorisés, et distribués en quatre groupes bien distincts. Les huitièmes A, B, C et D. On était un peu moins nombreux dans la D, mais on comprit vite que nous étions les plus forts, on arrêtait pas de nous dire, Vous êtes l'élite, on doit pouvoir compter sur vous, ne devenez pas paresseux à cause de votre facilité d'apprentissage. Les profs nous adoraient, et nous avions moins de cours de français et de latin, pour faire place à des cours de géographie, d'histoire, de musique, et quoi encore. Je devins répétiteur pour des collègues qui avaient choisi le grec au lieu des sciences, et je l'apprenais en même temps. To zoa trekkei, les oies tricotent, ha ha.J'ai pris une débarque d'amour-propre au bulletin semestriel quand j'ai vu ma note de 78% et mon rang de douzième. La vie ne fait pas de cadeau, il te manque deux ans de scolarité et de maturité, mais connaissant tes aptitudes, on espère beaucoup plus de toi. Déjà porté à l'embonpoint, je connus une crise de croissance folle, passant en un an de cinquante à 90 kilos! Mon père m'emmena à Montréal chez un endocrinologue qui examina jusqu'à mon pénis diminutif, et me prescrit des amphétamines comme coupe-faim. Cet excitant puissant m'a juste transformé en clown de la classe de neuvième, mais je continuais à manger mes émotions.Aucun souvenir de mes profs de huitième, sinon les horreurs de la confession, du directeur de conscience, et les bonheurs de la chorale à la chapelle, messes le matin, vêpres le soir, dimanches et fêtes, Noël, Carême et Pâques, chanter était l'exutoire idéal. On lisait à vue la musique grégorienne si douce à l'ouie. Quatre ans de suite, j'ai chanté Reus es Mortis dans les Sept Paroles du Christ, soprano, alto, ténor et baryton. Inoubliable.Beaucoup d'appelés, moins d'élus, nous nous retrouvions en 9e C, moins nombreux. Un premier prof laïque, prêté par le Collège militaire pour nous enseigner les maths. Pas de niaisage avec lui, il nous poussait et nous l'adorions sur la route de la raison sans lubies catholiques. En milieu d'année, une étrangeté, un prof de français yougoslave échappé à la nage jusqu'en Italie, Njegos Petrovic, même nom qu'un fameux général de guerre slave d'autrefois. Son grand-père? Son aventure fascinait, et il était beau comme un dieu, yeux de velours et grosses babines sur ses dents blanches. Il était passé par la Sorbonne et l'Université de Chicago, mais celui qui l'avait engagé en français nous lançait un défi. Il avait un accent lourd et coloré, confondait le masculin et le féminin, soulevant souvent de petits ricanements en classe. Un jour, il écrit au tableau: Le ligne sèche sur le corde. Toujours soucieux de rendre service aux dépens de quelqu'un d'autre, je lève ma main boostée à l'amphétamine: Monsieur, petites erreurs, c'est le linge et la corde. - Ah oui, la corde, mais le ligne c'est bon. - C'est linge, monsieur. - Tu veux rire de moi? Tu es un gras, Robert! (voulant dire ingrat). Et les copains s'esclaffent. Ensuite dans un désordre invraisemblable, il ouvre le dictionnaire à LIGNE, et trouve en dix-huitième définitême. Après m'être contenté d'un cornet emprunté, sans lustre et malodorant, mon père a accepté de m'emmener chez Archambault Musique, à Montréal, pour choisir un magnifique instrument doré COHN dans un étui velouté, et avec une embouchure fine qui ne connaîtrait que ma salive à moi. Ce n'était pas rien, 192$, surtout à l'époque, et j'ai bien remercié mon père, mais je garde à ce jour la honte d'avoir revendu cette merveille à 17 ans pour 75$, voulant m'acheter une guitare à la place.Il faut dire que la trompette se place mal dans un salon. La famille insistait pour que je joue à la fête de Noël, en présence de ma grand-mère. Oh, when the Saints, ça tonitrue en masse, et après un moment de stupéfaction, grand-mère insistait pour poursuivre ses conversations en même temps. On ne peut pas lutter contre ça, je me suis esquivé.À une fête de fin d'année du collège, ils avaient monté des tréteaux dans le petit gymnase, et j'étais au programme avec un solo de Bambino, Bambino, la chanson très connue de Dalida. J'ignorais ce qu'était le trac, mais je l'ai connu immédiatement sur scène. Mes genoux tremblaient à tout rompre et mon souffle rétrécissait avec les secondes. C'était une chanson très difficile, et j'aurais eu besoin d'un accompagnement. Désastre.ion: Ligne, fil de lin destiné au tissage des vêtements. Ah!, dit-il triomphant, j'avais raison. Rendu là, il nous inspirait plus de pitié que de compassion, et nous l'avons laissé croire. N'empêche que ça faisait du bien de voir de vrais humains nous enseigner de vraies affaires, au lieu des ectoplasmes en soutanes qui régissaient notre vie en général. Les deux premières années, nous occupions une aile ancienne en triptyque: dortoir, gymnase et grandiose chapelle. Le petit gymnase avait la taille d'un terrain de basket, entouré de casiers métalliques et cerclé à l'étage d'une étroite mezzanine, connectant le dortoir des neuvièmes et la chapelle elle-même. Sous la chapelle, l'ancien dortoir Dominique Savio, l'air d'une étable hos d'usage avec des auges à robinets. Un jour, à la faveur d'une mode commerciale, il fut converti pour notre immense bonheur en piste de patin à roulettes, façon de nous éclater surtout les jours de pluie.Mon père m'avait rapporté de Paris un joli porte-clés en forme de Tour Eiffel doré, qui devait bien énerver et faire l'envie de mes camarades. En tout cas, elle me fut prestement volée le deuxième jour. Je l'avais laissée sur la serrure de mon casier pendant une récréation. Le surveillant Wabo, une main sur mon épaule, me dit, C'est un peu ta faute, tu dois te méfier des envieux, mais ils ne l'emporteront pas en paradis. (What?!) Moi qui ne connaissais pas la notion de malhonnêteté, ça m'a servi de leçon.À la mezzanine, dans un coin, il y avait une grande cabine vitrée, qui servait aux annonces quotidiennes par haut-parleur, de salon de barbier deux fois par semaine, de papeterie, et de comptoir de friandises tous les jours à la fin des classes. J'aimais m'acheter une petite tablette de chocolat Poulain à 5 sous, et mon père me le reprochait chaque fois quand il révisait mon carnet de dépenses. Les annonces du dimanche étaient les plus attendus, car on recevait parfois des visites, soit ma marraine attentionnée, Tante Jeanne, qui m'avait emmené mangé une frite au restaurant Le Louvre, le plus connu de Saint-Jean. Des fois c'était mes parents, qui offraient la route au parents Camerlain, pauvres et toujours sans voiture. Le préposé au parloir, un vieux monsieur aimable en costume gris, faisait résonner tous les hauts parleurs intérieurs et extérieurs de l'ensemble complexe de bâtiments collégiaux. "Monsieur Robert Verge, ainsi que messieurs Jean-Pierre Camerlain, Marcel Camerlain, Gilles Camerlain, Jacques Camerlain et Yves Camerlain… sont tous demandés au parloir." Pince-sans-rire, le monsieur. Parfois nous lui faisions demander Jean-Baptiste Poquelin (Molière) ou Georges Sable, et il le faisait.À partir de la seconde année, c'est aux trois semaines que nous retournions passer 30 heures à la maison, obligeant les pères à faire cent kilomètres le samedi après-midi et cent autres le dimanche soir à sept heures pour nous déposer à l'heure de la prière du soir. Les mères, elles, reprisaient et lavaient nos vêtements, et nous en mettaient de plus appropriés aux changements de saison. L'avantage pour nous… il n'y en avait pas. Supporter la ribambelle de bébés, supporter les remontrances de papa, supporter de ne plus avoir vraiment de place dans ce ménage.J'avais commencé à apprendre la musique dans l'harmonie de monsieur Aimé Lainesse, un corniste aux cheveux blonds-roux ondulés et tirés vers l'arrière, et j'avais choisi la trompette, parce que mon cerveau et mes doigts ne pouvaient jouer qu'une seule note à la fois. Sinon, j'admirais bien davantage les pianistes et organistes à dix doigts et deux pieds. On nous apprenait à jouer en marche militaire pour accompagner certaines cérémonies ou aussi les matchs de football des grands. Oh when the Saints go marching in, Ô Canada… le plaisir était le même. Au fil du temps, je passai au trombone, au baryton puis au cor à piston, apprenant à lire la musique dans une variété de clés et tonalités.Tous les midis, je les passais à la salle de musique, enchanté par la cacophonie qui sortait des nombreux cubicules, et surtout très admiratif des pianistes capables de lire deux lignes et deux clés à la fois. Il y en avait un qui jouait sans partition des airs de jazz-rock endiablés. Je connus là Robert Derome deux ans de plus que moi, un an en académique, et dont je tournais les pages pour pouvoir écouter ses pièces de plus en plus compliquées. On squattait souvent la chappelle pour les pièces à l'orgue, quel privilège. Il allait devenir un ami, on verra plus tard.L'été de mes 12 ans, un invité de mon père passait souvent manger (et dormir, je crois). Chemise blanche et cravate, il s'appelait Nat Donato, et ne parlait qu'anglais. Je fus frappé que mon père puisse faire la conversation avec lui tout naturellement, je les écoutais, et je tentais de poser des questions au monsieur très aimable. Après, quand je faisais des travaux de pelouse et de haies avec mon père, je le tannais à mort en lui siphonnant tout le vocabulaire que je pouvais.

BOBY DICK,
AUTOFICTIONS ÉROTIQUES
Présentation
Il est voyageur de profession,
photographe de passion
amoureux de passion​
et raconteur par compulsion.
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